" Jerphagnon était un homme libre à l'endroit des modes " 

 

par Michel ONFRAY 

pour le Figaro littéraire le 20 avril 2017

Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Lucien Jerphagnon ?

 MO - Quand je suis entré à l’université de Caen en philosophie, en 1978, après une année blanche à la fac, puis une autre passée à travailler. Ça a été immédiatement un coup de foudre pour le fond et pour la forme. Le fonds : il enseignait alors De la nature des choses de Lucrèce, une pensée athée d’un point de vue chrétien, intégralement matérialiste, empirique, sensualiste et hédoniste – une bénédiction pour moi à cette époque de ma vie ! La forme : il était un mélange de Pierre Dac pour l’humour et de  Louis Jouvet pour le spectacle. Il m’a fait entrer dans la Rome antique des philosophes comme on entre dans un péplum.

 

Quelles étaient ses qualités intellectuelles les plus remarquables ?


MO - L’exactitude en matière d’érudition, la clarté pédagogique, le talent pour raconter en mêlant l’épique et l’informé, la capacité à faire mémoriser une idée en prenant un exemple dans la trivialité de la vie quotidienne, cette collision presque surréaliste permettant à coup sûr de se souvenir de ce qui avait été dit après l’avoir franchement compris. 

 

   Diriez-vous qu’il était un professeur fascinant ?


 

MO - Bien sûr ! Il disposait d’un verbe sans pareil et d’une plume à l’avenant. Il usait de calembours et de jeux de mots. Il utilisait parfois des mots grossiers, le tout pour raconter les Ennéades de Plotin avec justesse et précision ou, quand il assurait le séminaire de philosophie médiévale, par exemple pour scénographier les preuves de l’existence de Dieu chez saint Thomas d’Aquin .

 

 

Quelles étaient ses qualités pédagogiques et humaines ? En quoi vous ont elles inspiré ?

 

MO - Il voulait transmettre, le savait et le pouvait. Ses qualités humaines n’étaient pas les mêmes suivant qu’on s’adressait au professeur, qui portait volontiers la toge virile et des baskets, c’est une image,  et l’homme privé dont vous me permettrez de ne pas dire mot.

  Qu’il m’ait inspiré est indéniable : il était un homme libre à l’endroit des modes. J’essaie de l’être également. Il fait partie des trois ou quatre personnes sans lesquelles je ne serais pas ce que je suis.

 

Connaissiez-vous son parcours religieux ?

 

MO - Evidemment ! J’étais tellement fan que j’avais tout de lui, y compris ses prières ou tel ou tel livre publié aux éditions du vitrail… Quelques ralliés tardifs qui n’ont jamais assisté à un seul de ses cours ont fait courir le bruit lancé par son épouse très pieuse que l’auteur du Traité d’athéologie n’avait pu supporter que son vieux maître devienne le maître d’œuvre de saint Augustin en Pléiade ! Je lisais ses prières qu’ils tétaient encore le sein de leurs mères… Par ailleurs, nous avons eu une longue correspondance, détruite par sa femme, dans laquelle il ne m’avait rien caché de ce passé.

 

 

 

   Son questionnement métaphysique était-il perceptible ?

 

MO - Il se disait plotinien… Il est vrai que l’Un-Bien du philosophe des Ennéades pouvait satisfaire à sa spiritualité : la spiritualité du penseur néo-platonicien ignore le péché qu’en dandy il confessait pour deux seules occasions : fumer sa pipe et boire son Lagavulin. Madame Jerphagnon avait le sacré plus austère et moins rigolard. Il a pu, pour avoir la paix, consentir verbalement à cette austérité. Il avait pour ami un cardinal dont il me disait : «  Mon pauvre Onfray, il est autant athée que vous, sinon plus » ! – une saillie qu’il accompagnait d’un petit rire diabolique… Madame Jerphagnon disait alors : «  Oh ! Lucien… » - il en profitait alors pour nous resservir une rasade de whisky.