" Le dernier très grand auteur latin "

par Laurent THEIS pour le Point - 1998 

 

Le Point : Vous êtes chargé d'une nouvelle édition française de saint Augustin. S'agit-il de ses oeuvres complètes ?

Lucien Jerphagnon : L'édition des oeuvres complètes serait pratiquement impossible pour un homme de mon âge ! Notre ambition est plutôt de fournir à un public cultivé des textes connus, comme les « Confessions », mais renouvelés dans leur traduction, et des textes moins connus, par exemple ces dialogues philosophiques qui furent les derniers travaux d'Aurelius Augustinus quand il n'était pas encore saint Augustin, et puis des ouvrages très importants, comme, dans le deuxième tome qui est sous presse, la considérable « Cité de Dieu », enfin, dans le troisième tome, « Sur la Trinité », dans lequel la postérité philosophique puisera jusqu'à Spinoza.

Le Point : Comment classer les oeuvres d'Augustin ? Son premier biographe avait, je crois, choisi une méthode simple, les traités antipaïens ou antihérétiques, et tout le reste.

L. Jerphagnon : Vous pensez à Possidius de Calama, qui, après la mort de son maître, a essayé de dresser un relevé des livres d'Augustin qui étaient dans sa bibliothèque. Or il a donné comme absents des ouvrages que nous avons, et comme présents des ouvrages que nous n'avons plus. Quant à classer l'oeuvre d'Augustin par genre, l'opération n'est pas aisée. En effet, Augustin touche à tous les secteurs de la vie intellectuelle de son temps. C'est un professeur de rhétorique de très haut niveau. On pourrait le comparer aujourd'hui à quelqu'un qui devient professeur de littérature au Collège de France à un âge où l'on est tout jeune agrégé. Il s'est intéressé à la philosophie au point qu'il sera l'auteur le plus sollicité jusqu'à ce qu'Aristote arrive sur le marché philosophique au XIIIe siècle, qui ne l'a d'ailleurs pas détrôné. Il s'est intéressé à la scansion des vers dans le « De Musica », et bien sûr à la théologie, principalement en raison des courants qui traversaient l'Eglise. Il s'est intéressé, avec « La cité de Dieu », à la philosophie, ou plutôt à la théologie de l'Histoire. Bref, il s'est intéressé à tout. Simplement, certaines oeuvres sont plus autobiographiques, et d'autres davantage polémiques. Au total, l'oeuvre de saint Augustin est quantitativement la plus importante que nous ait léguée l'Antiquité.

Le Point : Comment, physiquement, quelqu'un comme saint Augustin, dans le dernier quart du IVe siècle, s'y prend-il pour travailler ?

L. Jerphagnon : C'est assez difficile de le savoir. Il dictait beaucoup, et il parle lui-même de « choses que j'avais à peine fini de dicter ». Pour les « Confessions », elles ont été tellement réfléchies, tellement pensées que peu importe qu'elles aient été rédigées ou dictées par Augustin. Les sermons devaient être écrits en partie. Peut-être faisait-il ensuite comme de Gaulle, les apprenait-il plus ou moins par coeur. Encore qu'ils possèdent parfois un caractère de grande spontanéité, avec des incises du genre « Il fait chaud, j'ai dû parler bien longtemps ! ».

Le Point : Possédons-nous des manuscrits contemporains du moment où ils ont été écrits ?

L. Jerphagnon : Pas à ma connaissance. Il existe une première compilation des « Confessions » au VIe siècle, donc éloignée d'Augustin comme moi de Napoléon III, ce qui n'est pas beaucoup ! Le plus ancien manuscrit, qui n'est pas en très bon état, le Sessorianus, est du VIIe siècle. Puis Augustin a été lu, relu et recopié perpétuellement pendant tout le Moyen Age. Il sera imprimé dès le XVe siècle, la première traduction des « Confessions » en français remontant au XVIe siècle.

Le Point : De quelle documentation disposait-il ? Se fiait-il beaucoup à sa mémoire ?

L. Jerphagnon : L'époque d'Augustin connaît une vie intellectuelle encore active. Cicéron, Virgile, Salluste, les grands auteurs figurent au programme de toutes les écoles. Soulignons aussi l'utilité, à l'époque, de ces recueils d'anecdotes, de rappels historiques, de conversations supposées entre gens cultivés, notamment à table. Comme Valère Maxime et ses « Actions et paroles mémorables », les « Nuits attiques » d'Aulu-Gelle, les « Propos de table » de Plutarque, les « Saturnales » de Macrobe. Et puis, plus important encore, l'omniprésence des doxographies, c'est-à-dire des catalogues de tout ce qui s'est dit sur tel ou tel sujet, depuis toujours, et qu'on se passe de génération en génération, sans d'ailleurs avoir jamais eu l'idée de vérifier.

Le Point : Mais la Bible n'est pas dans les doxographies.

L. Jerphagnon : En effet. Mais Augustin la connaît pratiquement par coeur. Sans doute la lisait-il dans la Vetus Africana, certainement moins performante que ce qui deviendra un jour la Vulgate sixto-clémentine qui émane de Jérôme. Celui-ci en effet a travaillé à partir de l'hébreu et du grec, qu'Augustin ne possédait pas.

Le Point : Comment expliquer justement cette défaillance ? N'y a-t-il pas chez lui une sorte de refus culturel du grec ?

L. Jerphagnon : Il éprouve un blocage dont on n'a jamais très bien compris la raison. Il était un peu moins nul en grec qu'on le dit couramment, mais il n'était pas fort quand même, et c'est bien dommage. Et je dis toujours que si Augustin avait eu la même chance que mon vieil ami l'empereur Julien, dit l'Apostat...

Le Point : ... auquel vous avez consacré un livre...

L. Jerphagnon : ... de faire un stage aux écoles d'Athènes, la face de Dieu en eût été changée, du moins l'image que nous en donnent les Eglises chrétiennes. Reste qu'à la fin du IVe siècle l'usage du grec se raréfiait en Occident, et n'avait jamais beaucoup pénétré l'Afrique.

Le Point : En revanche, Augustin utilise une langue latine d'une pureté comparable à celle de la fin de la République et du début de l'Empire. Encore qu'il introduise des néologismes.

L. Jerphagnon : Il y a surtout ces phrases extrêmement bien construites et balancées, dont il s'enchante lui-même. Il est rhéteur de formation et de goût. Son latin est très beau, mais pas toujours facile, avec des incises qui sont la croix du traducteur. Dans notre traduction, nous sommes restés fidèles à la lettre, en nous arrangeant simplement pour rendre cette lettre confortable au lecteur.

Le Point : On sait quel a été, à partir du haut Moyen Age, l'extraordinaire destin posthume d'Augustin, devenu véritablement le maître intellectuel et spirituel de l'Occident, en ayant fait fusionner la haute tradition latine avec les sources chrétiennes. De son vivant, Augustin est-il déjà ce géant de la pensée, comme son contemporain Jérôme ?

L. Jerphagnon : Il était respecté. Ne parlons pas de Jérôme, qui se fâchait avec tout le monde. Augustin, qui était aussi un passionné, s'est disputé avec Jérôme...

Le Point : Sans jamais l'avoir vu...

L. Jerphagnon : Non, mais ça n'empêche pas les sentiments ! Augustin s'est disputé avec pas mal de gens. Mais il était une auctoritas. Pour reprendre l'expression de mon maître, Jankélévitch, il « déplaçait un fort tonnage », et, de ce fait, immanquablement, il suscitait l'admiration, le dépit, la fureur. Les manichéens le traitent d'apostat, puisqu'il a quitté la secte après neuf ans, le donatiste Pétilien le traite de rhéteur, et ce n'est pas un compliment, ou bien Julien d'Eclane l'appelle l'Aristote carthaginois, ce qui est une vraie vacherie !

Le Point : Diriez-vous que la chance posthume d'Augustin est d'être mort en même temps qu'une certaine culture antique occidentale ? Ou n'a-t-on pas beaucoup exagéré en gémissant sur ces années 410-430 ?

L. Jerphagnon : 410 a flanqué un coup sérieux ! Ecoutez ce qu'en dit saint Jérôme : malheur, le monde s'écroule ! Il est vrai que c'était un moine illyrien. Alors que, chez Augustin, il n'existe pas de patriotisme romain. Voyez le sermon « De Excidio Urbis Romae ». Rome est mortelle. Il lui est arrivé un gros pépin. Ce n'est pas cet épisode qui lui a donné l'idée de concevoir « La cité de Dieu ». Il a simplement répondu en passant à ceux qui disaient : « Voilà ce qui arrive depuis le développement du christianisme ! Du temps de notre Jupiter, tout allait mieux ! » Cependant, Augustin est quand même le dernier très grand auteur latin. Avec lui meurt quelque chose d'immense, qui partait du temps de Cicéron. Et il le sait. Bien sûr, il a congédié peu à peu la culture romaine pour la remplacer par une culture biblique, au grand dam des païens. Sur cette base considérable et multiple va ensuite se développer la postérité d'Augustin, si bien que tout le monde, depuis quinze siècles, est, a été ou sera augustinien.



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